Capitaine HB, "Note sur l'état morale de quelques divisions, 3ème bureau," 19 June 1917,  SHD 16 N 1522. 

NOTE sur L'ETAT-MORAL de QUELQUES DIVISIONS

[...] Dans toutes ces Divisions, les affaires de MORONVILLIERS avaient laissé [sic] l'impression d'un succès et ce n'est que peu à peu que la depression est venue.

Cette dépression a eu des causes immédiates et secondaires, et des causes plus profondes. 

Parmi les causes secondaires on peut énumérer les suivantes:

  1. Manque de repos. On comptait donner un grand effect et se reposer ensuite.
  2. Lenteur des permissions.
  3. Rareté et lenteur des récompenses: citations ou individuelles. Le commandement n'aurait pas été large pour les affaires de MORONVILLIERS. Il est à notes que les récompenses ont gardé leur prestige: Un permissionnaire qui s'en va avec la croix de guerre ou la fourragère est, la plupart du tempts, un excellent agent morale.

Mais, les causes principales sont:

  1. La déception des espérances d'Avril. Rarement une armée fut dans un état d'enthousiasme et de confiance comparable à celui que connut la nôtre avant l'offensive d'Avril. Les préparatifs, les transports, les constructions entretenaient cet état. La déception a commencé, à tort ou à raison, avant même le jour de l'offensive. Le mauvais temps y a contribue. Surtout, on a commencé d'avoir mois confiance dans les résultats de l'artillerie lourde et de l'aviation. Puis la déception a été d'autant plus grande qu'on attendait davantage.
  2. La déception russe. La Russie passe pour nous avoir roulés. Elle nous a pris 15 milliards, elle nous a forcés à faire la guerre pour elle, après quoi elle nous lâche. Enfin, les commentaires de la presse sur les réformes militaires de la Russie, assemblées de soldats, délégations de soldats, vote des soldats, ont donné certainement l'idée de pareilles réformes à des soldats chez qui la confiance dans les chefs était minée. 
  3. La médiocrité des cadres subalternes qui n'exercent plus d'action sur les hommes. Les moins bons seraient les anciens sous-officiers appelés au commandement des compagnies, à raison de leurs tracasseries et de leur peu de prestige. Les tout jeunes gens mêmes, bien qu'inexpérimentés, seraient préférables. Les meilleurs seraient les hommes un peu plus mûrs, instruits et d'une vie nette. De plus, les capitaines ne seraient plus, par la force même des choses, que des administrateurs médiocres des compagnies. Le fait qu'une part des indemnités est maintenant payée en argent a donné de très mauvais résultats, les capitaines ne n'entendant pas aux achats, ou ne trouvant à en faire. Cet argent donné aux hommes, de même que l'indemnité de combat va aux mercantis, marchands de vins. D'où une 4ème cause:
  4. La boisson. D'autant plus que la fatigue et la chaleur augmentent l'effet du vin. Ne serait-il pas possible de soulager par le moyen de l'Intendance qui est à l'abri l'administration de la Compagnie, dont le capitaine est constamment au risque? Ne pourrait-on distribuer des boissons hygiéniques qui calmeraient la soif, et notamment dans les gares, aux permissionnaires? (voir plus loin le Chapitre des Gares). 
  5. Un sentiment d'isolement qui va jusqu'aux Divisions. Les Divisions passent constamment d'un CA à l'autre, d'une Armée à une autre. Les méthodes y sont souvent différentes, et il faut constamment repartir sur de nouvelles bases. Elles sont l'unité d'exécution, celle qui a véritablement connaissance de la valeur des unités de combat. Leurs États-Majors ne pourraient ils être renforcées, soit en quantité, soit en qualité, de façon à garder un contact étroit avec la troupe? À tort ou à raison, elles ne se sentent pas suffisamment reliées à l'ensemble des opérations, n'apprennent souvent les nouvelles générales que par les journaux: exemple, la victoire anglaise de MESSINE, si elle put agir, du moins momentanément, sur l'indifférence actuelle. Le sentiment d'isolement, déjà sensible aux Divisions, va en augmentant jusqu'aux bataillons, jusqu'aux hommes. Le mélange des contingents, qui a par ailleurs ses raisons d'être, a supprimé ces amitiés régionales, ces groups de villages qui, dans une guerre longue et ennuyeuse, étaient un soutien. Pourquoi les blessés qui demandent à retourner dans leur ancien régiment ne sont-ils pas écoutés? L'homme doit pouvoir retrouver d'anciens camarades, ou des gens du même pays, sans quoi il a le cafard, qui est précisément ce sentiment d'isolement. Isolement également du pays: on se tait sur ce que fait le régiment. Alors à quoi ça sert-il? Il est hors de doubt à mon humble avis, que le silence prolongé fait sur la part des régiments et autres unités aux opérations a contribue à l'état actuel de découragement. Sans doute il y a l'inconvénient de révéler l'ordre de bataille. Tout bien pesé l'inconvenient est peut-être mois grand que cette impression d'oubli qui prouvent [?] les hommes. Il semble que nos Alliés s'en sont rendus compte (v. les communiqués italiens), et même les Allemands.

Le résultat de cet ensemble de causes n'a nullement produit, comme chez d'autres unités, un état d'insubordination. Le cas même du 20ème régiment qui, après l'assaut du CASQUE, a fait difficulté pour remonter au combat est tout autre et bien plus simple: le 20ème a, dans la même division, un régiment rival, le 11ème, qui est de la même region et de la même garnison, MONTAUBAN; or, le 11ème allait au repos quand le 20ème était réengagé, ce qui a exaspéré des hommes du 20ème. Mais l'état que j'ai cru surprendre est tout aussi inquiétant, parcequ'il peur y lever n'importe quels mauvais germes. On a parfois l'impression d'une Armée qui n'a plus la foi, d'une Armée qui ne croit plus à la solution par les armes, d'une Armée atteinte de nihilisme morale.

Le mot de Révolution, s'il est prononcé, ne signifie pas un désir de désordre et d'anarchie, mais au contraire l'irrépressible volonté de substituer à l'état existant un Gouvernement qui sache défendre le peuple aujourd'hui trop malheureux et lancé dans une guerre dont il est devenu impossible de rien tirer de bon. Car, puisqu'il n'y a pas de solution possible par les arme, pourquoi ne cherche-t-on pas à traiter? Conclusion: Et Stockholm?

Mais il y a l'intervention américaine.-Pour beaucoup d'ignorants, l'intervention américaine n'a pas plus d'importance que l'italienne ou la roumaine dont on a vue les résultats. Pour les hommes plus instruits, elle est assimilée à l'intervention anglaise: dans 18 mois, ou deux ans, il y aura une Armée Américaine, qui prendra un terrain de 5 ou 6 kms de profondeur et de 30 ou 40 de largeur. Et après? La France aura la victoire quand tous les Français seront tués. Nous travaillons pour l'Angleterre et le États-Unis, mais quant à nous, nous serons hors d'état de profiter de la victoire, si jamais elle arrivait, ce à quoi on ne croit plus.

Tel est l'inquiétant état de nihilisme morale qu'on peut pressentir. Jamais l'importance des forces morales ne s'est donc révélée plus grande.

Il est hors doute que les Allemands ont traversé et traversent des phases toutes pareilles. Dans les papiers trouvés au fort de DOUAMONT, le 25 Octobre, figure déjà une série d'instructions pour diminue le nombre des déserteurs et des tireurs-au-flanc et prescrivant d'une part une repression énergique et impitoyable, et de l'autre de relever le sentiment de l'honneur et la conviction de la nécessité de la tâche à accepter. Un Officier allemand fait prisonnier aux attaques de MORONVILLIERS à qui l'on montrait les difficultés intérieurs de l'Allemagne pour en tirer des renseignements, s'est contenté de répondre fièrement: Tout cela n'est rien. Nous avons Hindenbourg et les sous-marins!

Il faudrait ainsi trouver les formules simples qui raffermissent. Nous avoir un Chef et nous avons les État-unis. Rendre le confiance dans les Chefs; dans le Gouvernement, qui empêche la France d'être dupe, de travailler pour les autres, Angleterre et États-Unis, de donner tout son sang pour autrui et de se mettre dans l'impossibilité de tirer parti de la guerre; dans l'importance de l'intervention américaine, mais sans annoncer de fausses nouvelles qui ne seraient plus supportées. 

L'homme de troupe ne croit plus aux mots; droit des nations, affranchissement des peuples, etc.... Les forces morales pour lui, c'est: la famille du régiment, les récompenses, la perspective des permissions, (le découragement pour beaucoup d'hommes d'un certain age, vient de l'impossibilité où ils sont depuis trois ans de s'occuper de leurs enfants et de leurs affaires et de désespoir de ne pas entrevoir l'heure où ils pourront leur prévenir), le sentiment de servir à quelque chose, la certitude qu'on verra la fin et qu'on aura un peu de bonheur ensuite. Il serait injuste de mésestimer l'importance des forces morales religieuse: à la 20ème Division, à la 34ème, à la Legion Étrangère, à d'autres unités, où l; on trouve des aumôniers d'une très haute valeur, elles ont montre leur efficacité dans les affaires de MORONVILLERS.

Enfin la question des permissionnaires ne pourrait-elle provoquer une organisation un peu plus sérieuse. Le régime des permissions exige un transport constant de 2 à 300.000 hommes et ce chiffre ne peut qu'augmenter, car il est difficile de ne pas entrevoir une augmentation du régime des permissions, soit dans leur durée, soit dans leur nombre. or, il comportait fatalement une augmentation du personnel des Commissions militaires de Gares et des locaux réservés aux militaires. Il est tout à fait inadmissible qu'après trois ans de guerre on voit encore dans toutes les gares importantes de malheureux soldats, rentrant fatigués des tranchées, condamnés à des voyages éreintants, vautrés n'importe où, dans les escaliers, dans les rues avoisinantes, etc... pour chercher quelques heures de sommeil, ou se saoulant dans les cafés voisins, ou livrés aux filles publiques qui infestent les abords des gares (voir notamment les gares du Nord et de l'Est à Paris) et, incapable d'une resistance par suite de leur dépression nerveuse, rapportant chez eux des maladies qui détruisent la race. L'emploi de soldats amputés pour un service d'ordre et l'organisation de salles d'attente convenables, où les soldats puissent se reposer, semblent indispensables. 

Sous toutes réserves

Ce 19 Juin 1917

Capitaine H.B.